ÉTUDIER UNE CRISE ET SON DÉPASSEMENT
La conduite de crise paroxistique : De Gaulle et le putsch des généraux d’avril 1961
par Frédéric Fogacci,
Directeur des études et de la recherche de la Fondation Charles de Gaulle

Dans notre série d’études de cas retraçant les grandes crises auxquelles le général de Gaulle a eu à faire face, la tentative de putsch d’Alger d’avril 1961 revêt une place spécifique et riche d’enseignements pour plusieurs raisons. Tout d’abord, le soulèvement d’une partie de l’armée d’Algérie, sous la conduite du général Challe, fait trembler sur ses bases la Ve République et constitue pour le Général un défi direct. De Gaulle en convient dans les Mémoires d’espoir : « Je ne me dissimule donc pas que cette tentative effrénée ait, en Algérie, des chances de saisir initialement l’avantage, et je m’attends à ce qu’elle soit conduite à lancer sur Paris une expédition qui, grâce à d’actives complicités au milieu d’une passivité assez généralisée, essaierait de submerger le pouvoir ». Alors que, le 23 avril 1961, le général Challe, démis de ses fonctions en Algérie au lendemain de la semaine des barricades (24-31 janvier 1960), engage un « coup de force », son but assumé est de conserver l’Algérie à la France, et dans ce but, de neutraliser le général de Gaulle. Le danger réel de la situation ne doit pas être sous-estimé : le quatrième essai nucléaire, Gerboise verte, doit ainsi être anticipé au 25 avril, tandis que la menace d’une attaque sur Paris et les réticences de beaucoup de militaires à briser l’unité de l’armée font peser une menace très directe. L’Amiral Flohic, aide de camp du Général, juge les flottements au sein de l’armée à Paris même suffisamment inquiétants pour s’armer lui-même et sécuriser au maximum l’accès à l’appartement présidentiel à l’Elysée. Moins de trois ans après le 13 mai 1958, le République se trouve de nouveau mise à l’épreuve, et le Général se trouve en première ligne.

En effet, second point, cette crise apparaît comme un moment de vérité pour la démarche d’autodétermination pour l’Algérie progressivement mise en place par le Général, qui doit conduire à une « Algérie algérienne ». Alors que le référendum sur l’autodétermination du  8 janvier 1961, puis la conférence de presse du 14 avril, qui acte le fait que la France « ne fera aucune objection et n’élèvera aucun obstacle » à ce que l’Algérie s’érige en Etat indépendant, ont tracé la voie, cette crise doit-elle être considérée comme la dernière tentative désespérée d’une partie de l’armée pour empêcher un processus d’indépendance devenu inéluctable (que, par son échec, elle aura de fait acté définitivement), ou au contraire comme une véritable menace, remettant en cause l’ensemble de la stratégie gaullienne (le choix du nucléaire, dont la décolonisation est le corollaire) et contraignant de Gaulle à créer les conditions d’une réponse à la fois massive et durable, notamment par la réorganisation de la chaîne de commandement militaire (« J’y suis allé franco », aurait-il déclaré à Alain Peyrefitte) ? Si une historiographie a pu réduire le putsch à un baroud d’honneur des militaires partisans de l’Algérie française, voire même, plus récemment, à une manipulation du général de Gaulle afin de créer l’irréversibilité de l’autodétermination en précipitant ses opposants dans une impasse (citons par exemple le récent ouvrage de Pierre Abramovici), c’est en réalité toute la stratégie de modernisation de la défense de la France qui se joue aussi : le choix des hommes et des institutions qui vont la porter en résultera largement.

En termes de conduite de crise, puisque telle est notre perspective, les quelques jours de la fin du mois d’avril 1961 soulèvent un certain nombre d’enjeux majeurs. Le premier relève de l’appréhension de situation. Si l’on se réfère au Fil de l’Epée, de Gaulle considère que la qualité première du chef, tout particulièrement en période de crise, relève de la capacité à, plus rapidement que les autres, saisir les tenants et les aboutissants d’une situation infiniment mouvante. Si la première appréhension relève de l’instinct, c’est dans un second temps que l’intelligence permet de la développer et d’en tirer un plan d’action. En avril 1961, de Gaulle se trouve, pour la troisième fois, confronté à une agitation en Algérie dans laquelle l’armée est partie prenante. En 1958, le soulèvement du 13 mai a déstabilisé la IVe République finissante qui, incapable d’agir, lui a donné les pleins pouvoir et le droit de forger des institutions nouvelles. En janvier 1960, la semaine des barricades a marqué le refus d’une partie de la population pied-noir de la politique d’autodétermination qui se dessine alors, mais le soutien plus ou moins implicite d’une partie de l’armée (et de certains meneurs comme le colonel Argoud) génère une crise moins directement menaçante pour l’Etat que longue et délicate à résoudre. La tentative de putsch d’avril 1961 constitue une attaque directe contre de Gaulle, après que ses instigateurs eussent déjà envisagé de capturer le Général lors de sa visite en Algérie (9-13 décembre 1960), peut apparaître comme une révolte plus massive, et directement dirigée contre l’Etat. L’art de De Gaulle consiste alors à très vite circonscrire le problème, et à déterminer les ressemblances et les dissemblances avec la situation de mai 1958, à évaluer la menace, et à choisir avec précision les termes et le moment pour répliquer.

Ensuite, cette crise souligne le sens gaullien de la gestion du temps. Il se déroule moins d’une semaine entre le putsch, le vendredi 21 avril au matin, et la reddition des derniers mutins, dont le général Challe, le mercredi 26 avril. De toute cette période, de Gaulle ne sera intervenu officiellement qu’à une seule reprise, par sa célèbre adresse aux Français du dimanche 23 avril au soir, conclue par la formule « Françaises, Français, aidez-moi » qui en soulignant la relation directe entre le Chef de l’Etat et les Français, annonce la réforme d’octobre 1962. On peut distinguer deux aspects dans la stratégie gaullienne. D’abord, le refus de se situer dans une attitude de réaction à l’agression. Laisser passer deux jours avant de réagir officiellement, laisser dans un premier temps les commandes au Premier ministre, Michel Debré, crée une forme d’angoisse (de Gaulle est-il dépassé par la situation ? Tenté par le renoncement ?), mais aussi un sentiment d’attente fort, qui donne à sa parole un poids important. Ensuite, la volonté d’être précis dans la réponse : le poids des mots choisis par le Général est donc central, en ce qu’il joue un rôle décisif pour briser l’insurrection. La capacité à dramatiser, à exposer les enjeux en quelques mots, la « personnalité » du Général, comme le reconnaîtra le colonel Argoud, jouent un rôle décisif, que les Français porteront massivement à son crédit.

Enfin, la crise d’avril 1961 pourrait sembler une forme d’aboutissement : une fois dénouée, le chemin vers un accord avec le FLN et une solution au problème algérien semblent sur les rails. Pourtant, le bilan tiré par de Gaulle est tout sauf positif : loin de se réjouir que l’armée ait « tenu », et que la voie soit dégagée vers un accord avec le FLN, de Gaulle dresse un constat amer : la crise est, en elle-même un révélateur : « Subversion de l’Etat à cause de sa propre inconsistance, inconsistance politique générale du pays, tout ce qui compte dans le pays n’a pas soutenu l’Etat ».  Et d’en tirer des conséquences pratiques : celle-ci n’aura servi, n’aura somme toute été traitée que si elle sert de point de départ à une réforme profonde : « Si on ne fait pas tout de suite ce qui convient, on ne le fera jamais. (…) Il faut refaire l’Etat. Nous allons l’essayer. Nous allons rester longtemps sous le régime de l’article 16 (cela a été peut-être le dernier de mes efforts) » [1]. Et de conclure : « Il ne faut pas que se répande dans le pays l’idée que tout est fini ». De fait, la « seconde Ve République », celle de 1962, naît largement des leçons tirées de cette crise.

I. L’art d’appréhender les situations

Comment appréhender une situation mouvante et donc angoissante, qui défie les certitudes établies, comment surtout mesurer l’ampleur et l’importance d’un danger qui se présente sans avoir été pleinement anticipé ? Quand, après une soirée passée à la Comédie française, de Gaulle est informé vers 4h du matin  par le secrétaire général de l’Elysée, Geoffroy de Courcel qu’un soulèvement militaire s’est déclaré à Alger, les premières nouvelles, éparses, peuvent sembler catastrophiques : les points névralgiques d’Alger ont été pris sans résistance par les mutins, le délégué général Jean Morin, le  ministre des Travaux publics, Robert Buron, de passage au Palais d’été, et le commandant en chef, le général Gambiez, sont aux mains des insurgés, tandis que seuls quelques môles de résistance au sein de l’armée sont identifiés avec certitude. En outre, se pose la question des soutiens dont les insurgés peuvent bénéficier sur le territoire métropolitain, difficilement pondérables et potentiellement proches. Enfin, se dessine la figure du général Challe, ce qui fait de la révolte, aux yeux de De Gaulle, « une affaire sérieuse ».

Dans une situation aussi instable, quelques lignes de force dans l’approche gaullienne se dégagent. Le premier consiste à refuser de céder au vertige de la situation et à maintenir en toute circonstance un calme résolu, qui rassure et remobilise les subordonnés. Les échanges avec Michel Debré permettent de rapidement circonscrire le complot, en neutralisant les possibles soutiens des mutins en métropole. Dans un premier temps, la direction opérationnelle et les mesures d’urgence sont laissées à la responsabilité du Premier ministre. Samedi 22 avril, lors du conseil des ministres extraordinaire convoqué pour l’occasion, de Gaulle apparaît, selon la formule de Louis Terrenoire, « d’un calme effarant, d’une volonté implacable », dans sa « vêture morale des tempêtes ». Sa formule lapidaire « Ce qui est grave dans cette affaire, c’est qu’elle n’est pas sérieuse », sert à afficher une forme de sérénité déjà manifestée le matin même lors d’un entretien avec Léopold Sédar Senghor. De Gaulle se place déjà dans l’anticipation des conséquences de cette crise pour le prestige de l’armée, tout en traçant un cap clair : le but n’est pas seulement de vaincre l’insurrection, mais aussi de maintenir le prestige de la France. L’absence de soutien des Etats-Unis aux mutins, manifestée par Kennedy peu avant le conseil, le renforce dans cette analyse.  L’un des enjeux se situe dans la capacité de l’armée à circonscrire le putsch. Certaines de ses figures marquantes, l’amiral Querville, le général Simon, le général Ailleret, le général Fourquet, ont manifesté leur loyauté. L’enjeu du Constantinois et les hésitations du général Gouraud sont rapidement identifiés.

Néanmoins, de Gaulle se fixe également comme ligne de ne pas intervenir publiquement avant d’avoir appréhendé la situation en Algérie, et de comprendre le rapport de force au sein d’une armée d’Algérie dont les cadres ont été renouvelés après la Semaine des barricades : le recours à un renseignement direct sert cette volonté. Dès lors, l’envoi en Algérie de la mission « à tout risques » de Louis Joxe et du général Olié dès la matinée du samedi 22 revêt une place centrale dans sa stratégie. Il s’agit évidemment d’assurer la continuité de l’Etat, et d’offrir une perspective aux éléments loyaux. Il s’agit aussi de rappeler certains éléments chancelants ou hésitants à leur devoir. Le général Gouraud, qui commande le Constantinois, constitue enfin une cible essentielle. Tancé par Joxe et Olié, il affirme sa loyauté, avant de revenir sur cette décision après une mission du général Zeller : à deux reprises, il reçoit un message personnel de De Gaulle lui intimant de rester loyal. Enfin, et surtout, il s’agit de documenter avec autant de précision que possible l’état d’esprit de l’armée afin de préparer une réponse ordonnée. Ainsi, les informations rapportées à de Gaulle par Joxe et Olié, notamment sur les hésitations et les réticences des cadres intermédiaires de l’armée et des fonctionnaires, vont donner le ton de l’intervention du Général le dimanche 23 avril au soir, et lui permettre de frapper juste.

Cette volonté de comprendre, d’appréhender la situation avec précision est en soi porteuse de risques : alors que le général Challe s’adresse à la population via un message radiophonique dès le vendredi matin, le silence de De Gaulle nourrit un temps certaines craintes. Georges Pompidou le presse de s’exprimer rapidement, dès le vendredi après-midi, et Pierre Messmer souligne les flottements au sein de l’armée, où les officiers sont réticents à l’idée de « se tirer dessus ». Pourtant, ce qui conduit à notre seconde série de remarques, ce silence initial permet à de Gaulle de rester maître du calendrier.

II. La gestion du temps

En effet, la seconde série de remarques concerne le refus avéré de De Gaulle de subir les évènements, et de se conformer au calendrier voulu par les putschistes. Cette gestion du temps comporte une part de risque, le silence est alors un luxe : la sécurité même de De Gaulle apparaît, à certains moments, menacée, un raid militaire sur Paris est redouté dans la nuit du vendredi au samedi, et il faut attendre le dimanche soir pour que cette perspective s’éloigne.  Mais il s’agit aussi d’une ligne de force que suit le Général : ne pas diluer la parole ni l’action présidentielle, afin de lui réserver un impact maximal au moment où celle-ci doit s’exprimer, et lui permettre d’être aussi précise que possible. Bref, il s’agit pour de Gaulle de laisser la situation se décanter au maximum avant de frapper. Deux préceptes se distinguent :

. D’abord, le contraste entre le temps de la décision, relativement lent, et le temps de l’action, qui lui se caractérise par son extrême rapidité. Après avoir laissé le Premier ministre, Michel Debré, s’assurer de mesures de sécurité et consulter, de Gaulle dispose, le dimanche après-midi, d’une vision plus claire. L’arrivée de Salan à Alger donne à la révolte militaire de Challe un aspect plus politique. Les entretiens avec Louis Joxe et le général Olié, rentrés d’Algérie le dimanche matin (après être passés bien près de l’arrestation) permettent de préciser la cible : jouer de la division des chefs de l’insurrection, les opposer aux officiers assez réticents ou hésitants, et à une fonction publique majoritairement loyale au gouvernement. Dès lors, la cible définie, le Général passe à l’action. Le conseil des ministres, convoqué le dimanche à 17 heures, ouvre la voie à l’utilisation de l’article 16, et à peine celui-ci refermé, le Général enregistre son allocution, diffusée le soir même à la télévision et à la radio à 20 heures. L’usage massif de transistors individuels chez les soldats d’Algérie donne au propos du Général un impact immense. Dès le lendemain, les chefs de l’insurrection regretteront amèrement de n’avoir pas fait brouiller les ondes en constatant le très fort retentissement des paroles du Général sur les appelés et sur les officiers.

Ensuite, l’effet d’attente créé, il s’agit, selon la formule que de Gaulle emploiera le 30 mai 1968, de ne pas « mettre à côté de la plaque ». Le propos, court et concentré, déploie trois idées simples. D’abord, démontrer le manque de crédibilité des insurgés, et appuyer sur leurs divisions. En opposant « l’apparence » (« un quarteron de généraux en retraite ») et la « réalité » du pouvoir insurrectionnel (« Un groupe d’officiers ambitieux, partisans et fanatiques »), de Gaulle lui nie toute vision de l’avenir de l’Algérie et de la France, et creuse des divisions que les éclairages de Louis Joxe et du général Olié lui ont permis d’identifier. Ensuite, prendre du recul sur la situation immédiate en soulignant ce que cette aventure, disqualifiée d’entrée, peut avoir de plus globalement dommageable pour le prestige de la France et pour ses intérêts (« Leur entreprise conduit tout droit à un désastre national », « « Voici notre prestige international abaissé »). Enfin, et surtout, ne laisser aucune échappatoire aux mutins, et placer ceux qui les suivent jusqu’ici devant un choix clair : mettre en œuvre « tous les moyens pour barrer la route à ces hommes-là en attendant de les réduire. J’interdis à tout Français, et d’abord à tout soldat d’exécuter aucun de leurs ordres ». Dès lors, de Gaulle, annonce l’usage de l’article 16 [2], dans un propos dramatisé à dessein : « Par là même, je m’affirme, pour aujourd’hui et pour demain, en la légitimité française que la nation m’a conférée, que je maintiendrai quoiqu’il arrive, jusqu’au terme de mon mandat, ou jusqu’à ce que me manquent soit les forces, soit la vie ». Dès lors, l’appel aux Français à se rassembler sur sa personne (« Françaises, Français, aidez-moi ») rencontre en métropole une réponse massivement positive. La légitimité personnelle du Général, son poids historique (il fait d’emblée référence à l’Appel du 18 juin) donnent à son propos une compacité difficilement contournable : nul échappatoire pour les mutins ou ceux tentés d’une quelconque complaisance à leur égard.

Là encore, la parole gaullienne se caractérise ici par l’effet d’attente, le refus de parler sans posséder une lecture de la situation. Mais il s’agit d’une prise de risque massive : au soir de son allocution, de Gaulle s’attend à une possible attaque sur Paris, et n’aura que le lendemain la confirmation que son intervention a changé la donne. Sa volonté d’en appeler au peuple français (quand Challe insiste pour tenir les civils à l’écart), sa capacité à rassembler (la grève générale du 24 avril est massivement suivie) témoignent de sa capacité à incarner la Nation en ces temps dramatiques Un sondage réalisé peu après la crise en témoigne : l’échec des mutins est justifié avant tout, pour 39% des sondés, par l’« action personnelle du général de Gaulle ».  Cette fermeté dans l’action est reconnue par des opposants, dont Sirius qui, dans le Monde, salue son « inébranlable volonté »

III. La crise comme révélateur

Cependant, cette crise est spécifique en ce qu’elle illustre un troisième précepte gaullien : la crise sert de révélateur, et sa résolution constitue moins un aboutissement qu’un point de départ. Dans les Mémoires d’espoir, de Gaulle considère qu’avec l’échec du Putsch des généraux s’aplanit le dernier obstacle à la mise en place de négociations officielles avec le FLN conduisant à une Algérie indépendante. Pourtant, l’article 16 reste en vigueur jusqu’au 29 septembre 1961. Au cours du conseil des ministres qui suit le dénouement de la crise (Challe se rend le 26 avril au matin), le bilan tiré par de Gaulle est très nuancé. Loin d’être un triomphe de la Ve République, la crise a au contraire révélé que « l’Etat est à refaire ». La crise est donc considérée comme un processus de moyen terme, qui ne sera véritablement traitée que lorsque des réponses de fond, structurelles et non conjoncturelles y auront été apportées.

On peut tout d’abord, évidemment, considérer que la crise sert d’accélérateur au règlement de la question algérienne. Quelques jours après la reddition de Challe, Habib Bourguiba incite le FLN à rejoindre la table des négociations, considérant que le dernier obstacle à l’indépendance est levé. De Gaulle en convient dans les Mémoires d’espoir : « Je trouve bien sûr satisfaisant de voir l’hypothèque décidément dissipée ». Néanmoins, la priorité immédiate est de tirer toutes les conséquences de la crise et de sanctionner les cadres défaillants (une partie d’entre eux, dont Salan et Jouhaud, ayant rejoint l’OAS). Un haut tribunal spécial est mis en place en vertu de l’article 16 pour juger les mutins, prononçant des condamnations dès la fin du mois de mai. On peut noter dans le jugement de De Gaulle face à la relative modération des peines (15 ans de réclusion pour Challe et Zeller, 10 pour Gouraud) une part de satisfaction (« leurs mobiles, je le sais, je le sens, n’étaient pas tous de bas étage » [3])

Mais le putsch est aussi le point de départ d’une réorganisation de fond: la crise a servi d’épreuve du feu dans le choix des hommes, mais aussi de point de départ à la réforme de la chaîne de commandement militaire, et par-là même, à celle des institutions de la Ve République. Choix des hommes, d’abord, car ceux qui ont tenu constitueront le socle du haut Etat-Major. Le général Ailleret, en poste à Bône lors du putsch, et le général d’aviation Fourquet, qui contribue à conserver le Constantinois à l’Etat en dépit des hésitations de Gouraud seront ainsi les deux premiers titulaires du poste de Chef d’Etat-Major des Armées mis en place par les décrets du 18 juillet 1962. Ce choix des hommes est en effet indissociable d’une réorganisation du processus de décision : civilianisation du Secrétariat général de la Défense nationale, restriction des responsabilités militaires du Premier ministre (favorisée par le remplacement de Michel Debré par Georges Pompidou), disparition de l’Etat-Major interarmées. Avec cette reconfiguration se profile le passage à la stratégie « tout azimuts » et la prédominance du nucléaire dans la stratégie globale de Défense nationale. Enfin, la réforme d’octobre 1962 qui fait du président de la République l’élu du suffrage universel est enfin l’ombre portée de ces quelques jours où la légitimité personnelle du Général a permis à l’Etat de tenir face à la révolte d’une partie de l’armée.

Au total, le putsch permet au général de Gaulle de manifester des qualités de gestion de crise issues de sa formation militaire, et sans doute de clarifier sa relation avec l’armée française dont il est issu, mais qu’il a désormais la charge de commander et dont il se propose de repenser la stratégie globale, qu’il expose dans le discours de Strasbourg (23 novembre 1961). Son attitude démontre aussi à quel point le sens tactique, l’habileté à court terme dont il fut souvent loué n’a de sens que s’inscrivant dans une stratégie globale. Nul « coup », nulle initiative avant d’avoir élaboré une vision globale du rapport de force et un chemin de sortie de crise. C’est cette vision qui justifie la prise de risques de l’article 16, qui lui permet de remobiliser les énergies, et d’engager avec les putschistes un rapport de force, bref, d’y « aller franco ».

Nous avons pris comme ouvrage de référence Maurice Vaïsse, 1961, Alger, le putsch, Bruxelles, Complexe, 1983, réédition prochaine.

[1] Cf. Louis Terrenoire, De Gaulle en conseil des Ministres (éd. Hélène Boivin), coll. Etudes et essais normands, 2018, p. 347.

[2] Cette disposition, voulue par de Gaulle pour donner au gouvernement une capacité d’action et d’initiative optimale en période de crise, est pensée par de Gaulle comme une leçon à tirer de l’effondrement de mai-juin 1940, qu’il a vécu comme conseiller de Paul Reynaud puis comme sous-secrétaire d’Etat. Dans les Mémoires de Guerre, il attribue une part du désastre à l’impossibilité pour le président du Conseil ou pour le président de la République de s’extraire, même temporairement des procédures constitutionnelles classiques. Son emploi par le général de Gaulle d’avril à septembre 1961 est le seul pour l’instant dans l’histoire de la Ve République.

[3] Mémoires d’Espoir, chapitre « L’Algérie », Paris, Plon, réed 2016, p. 2336

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